Fabienne Morand

Fabienne Morand

Journaliste RP Freelance, Vaud, Suisse

Enquête

De la terre au béton, la vie du gravier

GRAVIÈRES Les matériaux extraits se retrouvent dans le quotidien de chacun.

Article paru le 18 novembre 2013 dans La Côte. Textes: Fabienne Morand. Photos: Samuel Fromhold/Cédric Sandoz. PDF

Dès qu’il est question d’ouvrir une gravière, de prolonger ou modifier un permis d’exploitation, les opposants ne se font pas attendre. Impact environnemental, nuisances sonores, étouffement des villages sous le trafic des camions… Les doléances sont nombreuses et peuvent se comprendre. Personne ne souhaite subir, souvent durant des années, les désagréments liés à l’excavation de la terre. Toutefois, beaucoup rêvent d’avoir leur maison construite sur des fondements solides, avec un drainage du sol et une jolie allée de gravillons. Pouvoir se rendre aisément, par la route ou le rail (dont les ballastes proviennent de carrières), à son travail ou sur un lieu de loisirs, ou tout simplement avoir son appartement dans un immeuble aux murs épais qui ne laissent pas passer les bruits, sont des envies légitimes. Alors d’où vient la matière première et quel chemin parcourt-elle? Comment est-elle extraite et nettoyée pour devenir béton ou bitume?

Sélection des sites
«La grande identification des gravières s’est effectuée il y a 30-40 ans, par des méthodes de géophysique», explique Jean-Daniel Dubois, géologue cantonal affilié au Département de la sécurité et de l’environnement. Chaque dix ans, le plan directeur des carrières (lire encadré) est mis à jour; entre la planification et la réalisation, un épais dossier est créé. Celui-ci définit notamment le périmètre, les quantités à extraire, sans oublier l’étude d’impact sur l’environnement et les mesures compensatoires à mettre en place. «Il faut trouver le meilleur équilibre entre tout, ajoute Jean-Daniel Dubois. On ne va pas toutes les ouvrir simultanément. Les exploitants l’ont compris; depuis quelques années, ils se regroupent en association pour travailler simultanément sur un seul site.»

Passer par le rail
Dans la convention concernant la gravière d’Apples, il est stipulé que 70% des matériaux devront être transportés via le rail. Quotidiennement, ce seront donc trois trains de cinq wagons qui partiront, à heure fixe d’Apples. La densité du trafic ferroviaire entre Morges et Gland ne permettant pas de trajets supplémentaires. Au total, 910 à 920 tonnes de graviers déjà traités seront ainsi amenés à la Ballastière, à Gland. Environ 40% du remblai devrait prendre le chemin du retour. Par la suite, il est prévu qu’une partie des matériaux excavés à Montricher circulera également par le BAM.

Une fois la mise à l’enquête passée et les oppositions levées, le début des travaux consiste à retirer la terre végétale. Selon un protocole établi, les 40 premiers centimètres de terre brune sont enlevés, puis idem pour les 60 centimètres suivants constitués d’un sol plus perméable. Chaque tas devant être stocké d’une certaine manière pour garder toutes les qualités de la terre qui sera redéposée dans le même ordre. Puis, les matériaux sont extraits.

«Chaque camion plein qui quitte un site, ou entre avec du remblai, est pesé», explique Raymond Moinat, directeur de Sotrag, l’une des quatre entreprises membres de Léman Granulats qui gère notamment «Les Délices» à Apples.

Sur certaines exploitations, la terre est extraite puis transportée directement à la Ballastière, à Gland, ou chez Le Coultre, à Allaman, pour être traitée. Dans les gravières plus grandes, ce sera le cas à Apples, les éléments sont nettoyés sur place et seul les graviers «nobles» sont acheminés à Gland dans le cas des «Délices».

Traitement des matériaux pour une utilité finale
Une fois sortie de terre, la matière est passée dans un concasseur. Les substances traversent un déferrailleur avant d’être lavées dans un tambour. «Les graviers sont ensuite séparés en deux, explique Thierry Perrin, administrateur de Ronchi SA, qui exploite le site de la Ballastière à Gland. D’un côté sort le gravier concassé qui sera utilisé dans la fabrication de routes, de l’autre, le gravier rond pour le béton.» Au total, sept à huit différentes tailles de granulats sont produits, allant du sable au gravier de 64 mm de diamètre.

Tous les cailloux sont ensuite stockés pour être vendus ou transformés sur place. Par exemple, à la Ballastière, du béton prêt à l’emploi est fabriqué sur commande. La bétonneuse se place sous la structure qui mélange les ingrédients selon l’une des formules prédéfinies. Tout est géré par une centrale informatisée. Le camion se rend ensuite sur un chantier de la région de Gland pour écouler son béton dans ce qui deviendra une nouvelle maison, par exemple.

MISE À JOUR DU PLAN DIRECTEUR DES CARRIÈRES
Au niveau cantonal, il existe un Plan directeur des carrières (PDCar) qui rassemble tous les sites, liste les ressources potentielles et présente une analyse des contraintes sur l’environnement (eaux souterraines, proximité des habitations, problème du trafic, biodiversité, forêt…). Le dernier PDCar devrait être soumis au Grand Conseil vaudois pour validation début 2014. Cette mise à jour, qui a lieu tous les dix ans, a permis de constater qu’à terme, «il y a une raréfaction des graviers terrestres. La dernière très grande réserve du canton de Vaud se situe entre Yens, Ballens et Apples. Il s’agit du gisement du Boiron qui devrait fournir des matériaux pendant environ 50 ans, souligne Jean-Daniel Dubois, géologue cantonal. Il reste aussi quelques ressources importantes dans les lacs. Par exemple à Prangins, dans celui de Neuchâtel côté vaudois ou vers Villeneuve.» 
Le PDCar, avec une carte interactive des réserves vaudoises, est disponible à l’adresse suivante: www.impact-concept.ch/PDCar2013/

Des enrobés bitumineux et filaires sont fabriqués dans «la girafe», soit la structure la plus haute du site glandois. Au final, «tout ce qui rentre ici ressort sous une forme ou une autre», sourit Thierry Perrin. Alors que des trains arrivent déjà, les gérants de Ronchi SA doivent encore créer un quai de déchargement pour absorber la future arrivée des wagons en provenance d’Apples.

«Le 80% de ce qui est possible est recyclé»
Si les constructions nouvelles ne semblent jamais s’arrêter sur La Côte, quelques structures sont aussi démontées. Bien que la technologie évolue et s’améliore au fil des ans, elle ne permet pas encore de tout recycler, mais la plupart des matériaux retrouvent une seconde vie. «On ne peut rien faire avec le plâtre et les tuiles, par exemple. Cependant, au niveau de la démolition, le 80% de ce qui est possible est recyclé», précise le géologue cantonal. «A la Ballastière, les matériaux récupérés représentent environ 30% des 500 000 tonnes qui sortent chaque année du site», souligne Thierry Perrin. Ainsi, le béton redevient béton ou part dans du tout-venant de fondation pour l’enrobé bitumineux.

Ce sujet complexe que sont les gravières ne concerne donc pas uniquement les voisins qui subissent les allées et venues des camions, mais toute la population. Puisque chacun d’entre nous en bénéficie, que ce soit dans les murs entre lesquels nous vivons ou travaillons, les sols sur lesquels nous marchons ou roulons. A relever encore que la demande est plus forte que l’offre, puisque chaque année le canton de Vaud importe environ 400’000m3 de matériaux, principalement des roches concassées provenant de la région française voisine.

LES GRAVIERES ET LEURS OPPOSANTS
Excaver la terre, souvent à proximité d’habitations, n’est jamais une action totalement bienvenue. Résultat: à chaque mise à l’enquête pour une gravière, il y a son lot d’opposants. «Souvent, il s’agit de groupes composés de riverains, très rarement de communes, ainsi que d’associations de protection de l’environnement», liste Jean-Daniel Dubois, géologue cantonal. «Nous ne nous opposons pas systématiquement, mais étudions chaque projet selon six axes: le développement durable, soit la mise en place de mesures d’incitation au recyclage des matériaux, par exemple, la protection du paysage et des sites d’importance nationale, la sauvegarde de l’aire forestière, la priorité au transport par le rail et la protection des eaux», résume Anne Bachmann, chargée d’affaire chez Helvetia Nostra, association présidée par FranzWeber.
«Depuis environ six ans, nous avons mis en place une démarche participative. Les dossiers sont plus longs à préparer, mais passent mieux les procédures», relève Jean-Daniel Dubois. Concrètement, un comité de pilotage est mis en place. Il est composé des exploitants de la gravière, des propriétaires des terrains concernés, du bureau d’étude et d’un représentant de l’administration cantonale. Puis, le comité est élargi aux associations de protection de l’environnement. «Leurs propositions sont souvent bonnes», continue-t-il. S’ensuit une présentation publique qui précède la mise à l’enquête. La gravière des Délices, à Apples, est la première qui démarre accompagnée d’une convention. Une grande réunion annuelle avec tous les groupes concernés est prévue.